Présentéisme : quand venir travailler malade coûte plus cher que l’absentéisme

Le présentéisme au travail est un phénomène moins facile à appréhender que l’absentéisme, car il demeure plus discret, difficilement quantifiable, et rarement visible. Pourtant, ses effets sont bien réels : il affecte profondément la santé des professionnels, perturbe le fonctionnement des équipes et, à terme, nuit à la qualité du service rendu. Moins étudié que l’absentéisme, il reste sous-évalué dans les politiques publiques et largement absent des indicateurs classiques de gestion des ressources humaines.

C’est pourquoi la Fédération CFTC Santé Sociaux entend faire sortir ce sujet de l’ombre. Alors que les discours politiques continuent de cibler l’absentéisme – en particulier dans la fonction publique, les réformes récentes ont placé cette question au cœur des préoccupations institutionnelles. Réductions d’indemnisation, multiplication des jours de carence : tout semble orienté vers une responsabilisation parfois culpabilisante des salariés en arrêt maladie. Pourtant, un autre phénomène, plus discret mais tout aussi préoccupant, mérite aujourd’hui d’être mis en lumière : le présentéisme.

Tant qu’on ne parlera du présentéisme que du bout des lèvres, on laissera les professionnels s’abîmer en silence. Ce n’est pas l’absence qui est le vrai danger aujourd’hui, c’est l’incapacité à s’arrêter. Frédéric Fischbach, Président de la Fédération CFTC Santé Sociaux

Souvent perçu à tort comme un signe d’engagement ou de loyauté professionnelle, il révèle en réalité un rapport altéré au travail. La présence physique masque souvent des failles profondes : épuisement, douleur, surcharge, précarité professionnelle ou financière, isolement. Ce phénomène touche particulièrement les secteurs de la santé, du social et du médico-social, où les professionnels, animés par un sens aigu du devoir, choisissent – ou subissent – de rester en poste malgré une santé dégradée.

Ce comportement, qui consiste à se rendre au travail en dépit d’un état physique ou psychologique altéré, est encore peu reconnu, bien qu’il ait des conséquences lourdes sur la santé des agents et la dynamique des collectifs. Selon une étude, plus de 48 % des agents de la fonction publique hospitalière déclarent avoir pratiqué le présentéisme, pour une moyenne proche de trois jours par an.

Un phénomène aux multiples visages

Derrière ce terme, se cachent en réalité diverses pratiques : prolonger sa journée sans nécessité impérieuse, emporter du travail à la maison, répondre à des sollicitations professionnelles pendant les congés, ou encore maintenir une disponibilité constante. Si ces comportements peuvent être interprétés comme des marques d’implication, ils traduisent souvent un sentiment de devoir moral, la peur du jugement, ou une pression diffuse – organisationnelle, sociale ou culturelle.

Une étude conduite en 2021 dans deux établissements de santé par Berthe et Dumas met en évidence une pratique désormais institutionnalisée : celle de « l’autoremplacement », où les soignants sont régulièrement sollicités pendant leurs temps de repos pour revenir travailler. Ce fonctionnement contribue à brouiller dangereusement les frontières entre vie professionnelle et vie personnelle. Les auteurs distinguent d’ailleurs trois formes spécifiques de présentéisme chez les professionnels de santé : lié à la maladie, au dépassement horaire, et à l’autoremplacement.

Dans les services hospitaliers, un infirmier qui refuse un arrêt malgré une forte fièvre ou une aide-soignante qui enchaîne les journées sans repos illustrent ces formes de présentéisme. Nombreux sont les professionnels qui “tiennent” par peur de désorganiser l’équipe ou de nuire à la continuité des soins. La CFTC rappelle qu’au sein des structures sanitaires, sociales et médico-sociales, cette tendance est d’autant plus marquée que les effectifs sont restreints et la charge de travail continue.

Le présentéisme de santé : une présence en dépit du bon sens

Ce type particulier de présentéisme survient lorsque le professionnel vient travailler alors que son état de santé justifierait un arrêt. Certains évoquent également des cas où ils se rendent au travail malgré des difficultés personnelles, comme la maladie d’un enfant. Selon différentes études, cette pratique tend à aggraver les problèmes de santé et à augmenter, à moyen et long terme, le nombre d’arrêts pour raisons médicales.

La Dares rapporte que 62 % des salariés en France déclarent avoir travaillé au moins une journée en étant malades. Dans la fonction publique hospitalière, près d’un agent sur deux se déclare concerné.

Ces données, issues des enquêtes Conditions de travail de 2013 et 2016, traduisent une dynamique inquiétante : non seulement le phénomène est massif, mais il s’intensifie. En trois ans, le nombre moyen de jours de présentéisme est passé de 2,5 à 3,1 jours par an. Cette évolution reflète des choix contraints, où la peur d’être stigmatisé ou l’absence de solutions de remplacement pousse à sacrifier sa santé. Ces journées de « présence en dépit de soi » restent invisibles dans les tableaux de bord, mais elles pèsent lourd sur l’individu et le collectif.

Nous devons sortir d’une logique de présence-sacrifice. La véritable loyauté, ce n’est pas de s’épuiser, c’est de pouvoir exercer son métier dans la durée, avec humanité et lucidité. Frédéric Fischbach

Une spirale silencieuse mais destructrice

Loin de l’image du salarié volontaire ou héroïque, le présentéisme est bien souvent un signe de contrainte ou de détresse. Il peut être lié à la pression du management, à l’impossibilité de déléguer, à la peur de perdre sa place, ou à une culture implicite du sacrifice. Dans les métiers du soin, où l’engagement émotionnel est fort, cette logique est particulièrement redoutable.

Les effets sont documentés. Plusieurs études internationales (Pauly et al., 2008 ; Hemp, 2004) soulignent que le présentéisme engendre des pertes de productivité, une augmentation des erreurs et des risques pour les usagers. Plus encore, Skagen et Collins (2016) ont montré que cette pratique favorise une dégradation durable de la santé des salariés, pouvant déboucher sur des arrêts longs, voire des ruptures avec l’emploi.

En somme : le présentéisme ne prévient pas l’absentéisme, il le prépare.

 

Des causes systémiques, pas individuelles

À rebours des discours moralisateurs, la recherche démontre que le présentéisme trouve ses causes d’abord dans l’organisation du travail. Dans une étude menée pour le Centre d’Études de l’Emploi et du Travail (CEET), Sylvie Hamon-Cholet et Joseph Lanfranchi montrent que ce sont moins les caractéristiques personnelles des salariés que la structuration même du travail qui favorisent ce comportement : surcharge, horaires décalés, faible autonomie, manque de soutien, pression hiérarchique.

Le présentéisme devient alors un indicateur d’un déséquilibre chronique entre les exigences de la tâche et les ressources disponibles. Il s’amplifie dans les environnements où les marges de manœuvre sont réduites et où la solidarité de groupe est affaiblie. Dans de telles conditions, les salariés n’ont souvent ni le choix, ni les moyens, ni le droit effectif de s’arrêter.

Un coût humain… et économique

Les défenseurs de mesures de durcissement à l’égard des arrêts maladie pointent leur coût présumé pour la collectivité. Mais ils passent sous silence celui, beaucoup moins visible mais tout aussi réel, du présentéisme. Selon une estimation relayée par Le Figaro, il pourrait représenter jusqu’à 36 euros de perte par heure et par salarié, en raison de la baisse de productivité, des erreurs, et de l’impact sur le collectif. À l’échelle nationale, cela équivaut à un manque à gagner estimé entre 13 et 25 milliards d’euros par an.

En d’autres termes, un salarié présent mais affaibli peut ainsi coûter davantage qu’un salarié absent mais remplacé. Ce paradoxe mérite d’être interrogé, notamment dans un contexte où les approches budgétaires dominent les débats.

La réponse ne peut pas être de réduire les droits des agents malades. Ce serait ajouter de l’injustice à la souffrance. Nous, à la CFTC, nous disons : commençons par réparer ce qui use. Frédéric Fischbach

Dire stop au tabou : protéger les professionnels, c’est protéger le service !

La Fédération CFTC Santé Sociaux alerte avec force sur les dangers du présentéisme pour cause de maladie. Elle refuse les discours culpabilisants autour des arrêts de travail, tout comme les mesures visant à réduire les droits des agents malades, qu’il s’agisse de la diminution des indemnités journalières de sécurité sociale ou de la remise en cause du maintien de salaire. Ces approches punitives, justifiées au nom de la maîtrise des dépenses, sont non seulement injustes mais contre-productives. Elles accentuent la pression, fragilisent les collectifs et alimentent le présentéisme – au détriment de la santé des professionnels et de la qualité du service rendu.

La CFTC plaide pour un changement de paradigme : il s’agit de valoriser une présence de qualité, non pas une présence « à tout prix ». Cela suppose des conditions de travail soutenables, des effectifs suffisants, des temps de repos protégés, et des collectifs de travail renforcés. Il faut également ouvrir des espaces de dialogue, former les encadrants, et respecter le droit fondamental à se soigner.

Il est temps de repenser les environnements professionnels : les lieux de travail doivent redevenir des espaces sains, sobres et protecteurs. Cela implique de revoir les organisations qui poussent à l’épuisement, de limiter les rythmes délétères, de prévenir les tensions structurelles, et de favoriser une véritable qualité de vie et des conditions de travail (QVCT).

Le présentéisme ne doit plus être perçu comme un signe de loyauté ou un moindre mal. Il est le symptôme d’un déséquilibre profond, un indicateur de souffrance silencieuse. L’ignorer, c’est exposer nos soignants, nos éducateurs, nos agents à une usure invisible mais tenace. Le reconnaître, c’est affirmer un modèle de travail plus humain, plus juste, plus soutenable – tel que la CFTC le porte avec conviction et responsabilité, au quotidien, dans les établissements comme dans les instances.

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